De façon spectaculaire, les annĂ©es 1990 vont connaĂ®tre une vĂ©ritable explosion du design, dont l’une des premières manifestations marquantes sera la crĂ©ation du mitigeur Hyperbole par l’architecte Gae Aulenti pour la ligne Orsay d’Ideal Standard, en 1991. Puis suivra celui du très mĂ©diatique Philippe Starck…
Techniquement, les annĂ©es 1990 voient l’Ă©lectronique s’introduire dans la robinetterie, accentuant avec force le cĂ´tĂ© technologique de l’appareil, mais le robinet Ă dĂ©clenchement par infrarouge est bien sĂ»r destinĂ© en premier lieu aux collectivitĂ©s. UltĂ©rieurement, l’Ă©lectronique bĂ©nĂ©ficiera de l’arrivĂ©e de la fibre optique, qui fera entrer le robinet et l’eau dans la lumière et la couleur, sans vĂ©ritablement de succès. Autre Ă©volution, la rĂ©duction du diamètre des cartouches cĂ©ramique, Ă 35 mm, qui contribuera Ă l’explosion du design…
La collection Hyperbole de Gae Aulenti pour Ideal Standard
Gae Aulenti, architecte et designer italienne rĂ©putĂ©e, est alors connue en France pour avoir conçu et dirigĂ© la transformation en musĂ©e de l’ancienne gare d’Orsay, Ă Paris. Avec Hyperbole, elle utilise les quatre figures gĂ©omĂ©triques – le rond, le carrĂ©, l’ovale et le triangle – pour qu’elles soient perçues par l’utilisateur comme traditionnelles, tout en Ă©tant rassemblĂ©es dans un ensemble très contemporain. Techniquement, Hyperbole (photo) Ă©tait Ă©quipĂ© d’une cartouche Ă trois disques cĂ©ramique, afin que l’Ă©quilibre des pressions sur les deux faces du disque central rĂ©partisse de façon optimale l’alimentation et le mĂ©lange de l’eau.
La ligne comprenait sept références (et un modèle mural) dont les prix publics TTC allaient de 950 francs (145 euros) à 2 800 francs (427 euros), ce qui la situait alors dans le marché du luxe.
La ligne Starck, fabriquée par Hansgrohe
En 1994, le cĂ©ramiste allemand Duravit, dĂ©jĂ très impliquĂ© dans le design (avec Dieter Sieger en particulier), confie une collection complète Ă Philippe Starck, la robinetterie Ă©tant fabriquĂ©e par Hansgrohe. Le designer, dont les crĂ©ations antĂ©rieures avaient Ă©tĂ© très remarquĂ©es, va s’inspirer, pour le mitigeur, d’un objet ancien, mi-public, mi-privĂ© : la fontaine cylindrique en fonte, actionnĂ©e par un balancier et dont le bec dĂ©verseur se situait Ă mi-hauteur (photo). Le rĂ©sultat donne un cylindre parfait, interrompu par un bec oblique, et surmontĂ© d’un levier de type joystick, dont la forme Ă©voque une flamme, motif cher au designer [1].
La ligne Starck, qui donna du fil Ă retordre aux ingĂ©nieurs de fabrication Hansgrohe, va remporter un succès considĂ©rable, mais Ă©galement crĂ©er un courant stylistique (dit minimaliste ou zen ou encore linĂ©aire) qui va inspirer de nombreux industriels, dont certains vont se contenter d’une copie servile de l’original.
Le design entre dans la valeur ajoutée du produit
Cependant, dans des styles très diffĂ©rents, d’autres crĂ©ations marquantes ont illustrĂ© le foisonnement esthĂ©tique de cette dĂ©cennie. Si JCD avait sorti le robinet de la banalitĂ© du standard, Philippe Starck va contribuer Ă positionner son design comme une valeur ajoutĂ©e, au mĂªme titre que les perfectionnements techniques. Il va alors se manifester une synergie entre la marque et le design. Photo : mitigeur Squale de Horus, dont la forme a Ă©tĂ© obtenue en positionnant autrement la cartouche cĂ©ramique.
Les mĂ©canismes des mĂ©langeurs et des mitigeurs demeurent invisibles Ă l’usager. C’est bien la forme, hissĂ©e au niveau du perfectionnement technique, qui va Ă©tablir un rapport d’usage Ă©motionnel. Pour le fabricant, une nouveautĂ© doit faire nĂ©cessairement appel au designer pour personnaliser le produit, le singulariser, pour qu’il engendre de la sympathie chez l’utilisateur. Photo : mitigeur New Haven de Jado et sa manette en forme de pompe.
Dans le cadre europĂ©en, nombreuses vont Ăªtre les marques Ă proposer des robinetteries attractives, accroissant la concurrence sur le marchĂ© français. S’il y a plus de choix, en mĂªme temps, la durĂ©e de vie des produits va commencer Ă dĂ©croĂ®tre. En France, la salle de bains est alors conçue pour durer de 20 Ă 30 ans. Une temps bien supĂ©rieur Ă celui de la robinetterie, premier composant Ă Ăªtre renouvelĂ©, parce que le plus sollicitĂ©.
Mais le saut créatif a un coût…
Si le recours au design vient enrichir les catalogues des fabricants, il leur faut nĂ©anmoins conserver les modèles dits « standard » ou « chantier », qui forment le gros des ventes dans un contexte de prix de plus en plus bas. La consĂ©quence Ă©conomique est Ă©vidente : c’est l’effet de « taille critique » pour subsister. Un nouveau modèle implique 10 Ă 12 rĂ©fĂ©rences, pour les divers usages, avec des garanties de pièces dĂ©tachĂ©es (au minimum 10 ans), tout un travail auprès des distributeurs et des installateurs, alors que les coĂ»ts de fabrication augmentent. Il faut donc de la surface et de la puissance pour tenir le coup dans la durĂ©e. Photo : mitigeur Ă©lectronique Zetatron de Zucchetti, alimentĂ© Ă l’aide piles.
Toujours des innovations…
Avec le bec cascade, les robinetteries de baignoires furent les premières Ă bĂ©nĂ©ficier d’une modification. Il dĂ©livrait l’eau sous la forme d’une lame plus ou moins large, dont l’effet visuel et tactile Ă©tait plus agrĂ©able. Cette idĂ©e d’un bec plat et large sera retenue par plusieurs fabricants, et mĂªme Ă©tendue aux mitigeurs, malgrĂ© la difficultĂ© d’obtenir une lame d’eau parfaite. Photo : bec cascade Espace de THG.
A propos d’eau mitigĂ©e, le fabricant italien Stella, qui avait Ă©tĂ© prĂ©curseur du thermostatique, mit sur le marchĂ© en 1997 un mĂ©langeur 3 trous dotĂ© du « système TC », qui simplifiait le mĂ©lange en attribuant Ă une manette le contrĂ´le du dĂ©bit et Ă l’autre celui de la tempĂ©rature. Avec ces deux manettes dĂ©diĂ©es, TC rendait le mĂ©lange plus rapide et plus stable qu’avec le classique 3 trous (photo). Stella amĂ©liora Ă©galement, avec la sĂ©rie Aster, ses mĂ©canismes en assurant une fermeture parfaite de l’arrivĂ©e d’eau sans forcer sur le joint du clapet.[2]
Il faut rappeler que les mĂ©langeurs reprĂ©sentent alors encore 60 % du marchĂ©. Pour sĂ©duire plus de public, les mitigeurs, outre les cartouches cĂ©ramique et le design, jouent sur les finitions du mĂ©tal, la couleur, mais aussi sur les Ă©conomies d’eau… Photo : mĂ©langeur Obina de Dornbracht.
Les Ă©conomies d’eau, marginales mais dĂ©jĂ prĂ©sentes
Cet objectif, encore marginal, va prendre de l’essor. Au dĂ©but, le dĂ©bit est rĂ©duit par le rĂ©glage de la tĂªte de l’appareil par le plombier ; puis, sont commercialisĂ©es des « pastilles » que l’on installe soi-mĂªme dans le bec, avant le mousseur. Mais la technique la plus souple et la plus efficace qui va s’imposer reste la rĂ©sistance Ă mi-course du levier des mitigeurs. AdoptĂ©e par un nombre croissant de fabricants, prĂ©sente il y a encore peu, elle implique un juste milieu dĂ©licat : ni trop dure pour ne pas obliger l’utilisateur Ă forcer, ni trop faible pour ne pas faciliter un dĂ©bit Ă©levĂ©.
Des innovations spectaculaires vont se concentrer sur les jets des douchettes Ă main : outre les dispositifs anticalcaires, des robinetiers parviennent Ă rĂ©duire sĂ©rieusement le dĂ©bit. Alors que celui des produits standard est de 14 Ă 15 litres/min (ce qui reprĂ©sente, quand mĂªme, une consommation de plus de 150 litres pour une douche d’environ 10 minutes), les nouveaux produits rĂ©duisent le dĂ©bit Ă moins de 10 litres/min pour un rĂ©sultat Ă©quivalent, sinon meilleur.
SpĂ©cialiste, Hansgrohe, va utiliser l’effet Venturi (bien connu en balnĂ©othĂ©rapie) pour son nouveau système Air Power. L’idĂ©e est d’introduire de l’air dans l’eau, dans la proportion de trois pour un avec, pour effet, un jet au dĂ©bit maĂ®trisĂ© mais tout aussi puissant, et plus doux et plus agrĂ©able.
La situation (en France) à la veille du XXIe siècle
Avec le design, la robinetterie a bĂ©nĂ©ficiĂ© de ruptures technologiques (mĂ©canismes et matĂ©riaux) et d’un saut crĂ©atif. Les fabricants italiens se sont affirmĂ©s des leaders en la matière, avec une Ă©closion de formes, des plus sobres aux plus extravagantes (photo : mitigeur Murena de Rapetti, dont le corps central, en partie Ă©vidĂ©, est inspirĂ© des sculptures de Henri Moore). Leurs productions reprĂ©sentent alors près de 80 % de nos importations, et avec celles des fabricants germaniques, couvrent près de 70 % du marchĂ© national. Fait significatif : en 1995, Grohe est leader avec 20 % de parts de marchĂ©, Ă la place qu’occupait Jacob Delafon vingt ans auparavant…
Cette évolution a déterminé un contexte de plus en plus concurrentiel et internationalisé, non seulement pour les fabricants, mais aussi pour les distributeurs. Le plombier, de moins en moins prescripteur, doit composer avec les grandes surfaces de bricolage, dont les rayons Salle de bains gagnent en volume. Les grossistes ouvrent des points de vente au public et entament une politique de MDD (marque de distributeur), alors que quelques spécialistes, dits bainistes, s’orientent vers le haut de gamme.
Cause et consĂ©quence de ces conditions de marchĂ© : une pression constante sur les prix, en particulier sur les produits « chantier » et « entrĂ©e de gamme ». Sur ce dernier segment, curieusement, le mitigeur a presque remplacĂ© le mĂ©langeur. Enfin, last but not least, l’arrivĂ©e de robinets « made in China » viendra, Ă l’aube des annĂ©es 2000, exacerber cette concurrence gravitaire.
Certaines firmes françaises n’Ă©taient dĂ©jĂ plus en mesure de maintenir leur position sur le marchĂ©, sinon en dĂ©localisant leur production vers des pays à « bas coĂ»ts de fabrication ». Ce fut le cas pour Porcher-Piel, dĂ©localisĂ©s en Bulgarie fin 1998… Jacob Delafon, qui depuis 1987 appartenait au groupe amĂ©ricain Kohler, devait suivre quelques annĂ©es après, en direction de la Chine et de l’Egypte, puis l’Europe Centrale.
[1] On entend par joystick une allusion à la manette utilisée sur les premières consoles de jeux. La « flamme » de Philippe Starck sera ultérieurement complétée d’un mince cylindre, de type crayon.
[2] Le blocage de la manette à la suite de fermetures trop énergiques du robinet fut un motif constant de dépannage chez les plombiers.
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SOMMAIRE DE L'ARTICLE
- Histoire de la robinetterie sanitaire, des origines Ă nos jours
- Histoire de la robinetterie, Ă©pisode 1 : des origines Ă l’AntiquitĂ©
- Histoire de la robinetterie, Ă©pisode 2 : le Moyen Ă‚ge et la Renaissance
- Histoire de la robinetterie, épisode 3 : les XVIIe et XVIIIe siècles
- Histoire de la robinetterie, épisode 4 : le XIXe siècle, de la Révolution au préfet Rambuteau
- Histoire de la robinetterie, épisode 5 : avec Belgrand, les robinets sont enfin alimentés
- Histoire de la robinetterie, Ă©pisode 6 : l’entre-deux-guerres et l’arrivĂ©e du robinet temporisĂ©
- Histoire de la robinetterie, Ă©pisode 7 : l’après-guerre et les Trente Glorieuses
- Histoire de la robinetterie sanitaire, épisode 8 : la monocommande et les années 1970-80
- Histoire de la robinetterie, épisode 9 : les années 1990, sous le signe du design
- Histoire de la robinetterie sanitaire en France, épisode 10 : les années 2000-2010