Le papier hygiénique : des premiers brevets à l’industrialisation américaine

Avec une consommation d’environ 120 rouleaux par an et par foyer [1], le papier toilette est devenu un bien de première nécessité, même si, inventé en Amérique, il a mis presque un siècle à s’imposer en France. Premiers brevets, secrets de fabrication, conditionnement innovant, arguments marketing… la saga du papier toilette outre-Atlantique se révèle passionnante !

dessins anciens de rouleaux de papier toilette issus des brevets

C’est au new-yorkais Joseph C. Gayetty que nos fessiers doivent l’invention du papier hygiénique, trouvaille qui remonte… à la deuxième moitié du XIXe siècle ! A cette époque, l’effeuillage de catalogues de vente par correspondance, journaux datés et autres supports de lecture peu considérés s’est imposé, par défaut, comme une solution avantageuse. Alors que la population s’est habituée à utiliser cette « littérature de cabinet », toujours à portée de main, facilement renouvelée et… gratuite du fait du détournement d’usage, cet homme d’affaires a l’idée de commercialiser un produit à visée prophylactique, à base de chanvre de Manille, fibre entrant dans la composition du papier kraft et des… cordages.

Du paquet…

Dès 1857, Joseph C. Gayetty vend donc des feuilles de ce papier spécial qu’il recommande d’utiliser afin de prévenir les hémorroïdes. Une prescription qui peut de prime abord surprendre en songeant à ces assemblages obtenus par torsion de fils de matières textiles… Pas d’incohérence pour autant, car l’autre nom du chanvre de Manille, c’est l’aloes, dont la sève contient une substance émolliente réputée soulager les douleurs cutanées, le fameux gel d’aloe vera utilisé notamment en cosmétique pour ses vertus hydratantes. De là à voir le papier hygiénique comme un soin ultime de beauté…

pub papier toilette américaine de la fin du XIXePour lancer un produit aussi inédit, qui n’est encore consommé par personne, du moins sous une forme payante, rien de tel que la publicité, histoire de dévaloriser la « concurrence » et de créer un besoin. La réclame que diffuse alors à grande échelle ce businessman invite ses prospects à « Lire et apprendre ce qu’est le papier ordinaire », au risque de  « provoquer leur propre destruction, physique et mentale», arguant que ce « matériel délétère et mortel » contient moult composés chimiques nocifs pour l’épiderme… Et de citer pêle-mêle l’arsenic, l’huile de vitriol, l’acide oxalique comme agent blanchissant…[2]

Son papier est a contrario présenté comme « produit avec le plus grand soin » et, preuve ultime de son engagement personnel, le nom de cet industriel avant-gardiste est inscrit en filigrane sur chaque morceau…
Mais, pourquoi payer cinquante cents pour acquérir un paquet de cinq cents feuilles de ce Gayetty’s Medicated Paper alors qu’il suffit d’arracher la page d’un quelconque annuaire pour satisfaire ses besoins naturels ? Cette idée pionnière (laquelle semble encore si moderne aujourd’hui) sera d’abord boudée par le grand public, avant d’essaimer lentement, à travers le monde avec le succès que l’on sait, mais dans un conditionnement différent.

… au rouleau

Un autre magnat américain du PQ mérite qu’on lui rende ses lauriers : Seth Wheeler. Spécialisé dans le papier d’emballage dont il a révolutionné le process en 1871 avec un rouleau pré-découpable « qui peut être déchiré en feuilles, selon les besoins » grâce à des perforations, il n’est autre que le dépositaire du brevet originel du papier en tube, distribué horizontalement. [3]

pub papier toilette scott paper coEn 1891, une trentaine d’années après l’échec commercial du Gayetty’s Medicated Paper vendu en paquet, son invention donne ainsi naissance au premier « rouleau de papier pour l’emballage ou l’utilisation des toilettes construit de telle sorte que les points de fixation et de séparation entre les feuilles […] de papier [qui] ne sont que partiellement séparées, avec 25 points de fixation disposés de manière nouvelle, de sorte que chaque feuille se séparera facilement de la série lorsqu’elle est tirée du rouleau, sans litière occasionnée, et tout gaspillage de papier est ainsi évité » selon les termes du descriptif auprès du très officiel United States Patent Office. [4]

Trois mois après, ce précurseur de génie améliore son « rouleau de feuilles de papier connectées pour la toilette ». Constatant le problème du déchirement « du à la largeur de la liaison unissant les feuilles, qui nécessite une force considérable pour résister à la tension de l’enroulement, mais dont il est souhaitable qu’elle soit aussi fragile que possible lorsque le rouleau est déroulé, sinon les feuilles ne se séparent pas avec certitude et beaucoup d’entre elles sont déchirées », il met au point un nouveau process de micro-perforations. Celui-ci facilite la division régulière des morceaux de papier, qui peuvent ainsi « être séparés des autres sans que les incisions tournent dans une direction parallèle à la bande et arrachent une partie considérable de la feuille contiguë. » [5] 

En pharmacie et en pointillé…

Au même moment, les frères Irvin et Clarence Scott, fondateurs de la Scott Paper Company of Philadelphia, entrent eux aussi dans l’histoire, durablement cette fois. En 1890, ils réussissent en quelque sorte la synthèse des deux voies développées successivement par les pionniers Joseph C. Gayetty puis Seth Wheeler et commencent à produire également des feuilles séparables autour d’un rouleau, dont la promotion est axée autour de la santé.

Si, à la différence de leurs prédécesseurs peu ou prou tombés dans l’oubli, leur marque-patronyme existe toujours, durant longtemps la famille Scott s’est gardée d’associer son nom à ce commerce jugé alors obscène. En effet, ils ont écoulé leur marchandise auprès de revendeurs indépendants qui l’ont ensuite emballée sous deux mille marques différentes jusqu’en 1902, date du rachat de la marque Waldorf. [6] 

Lorsque la deuxième génération prend la direction des affaires, les choses s’accélèrent. Arthur Scott, fils d’Irvin, révèle un véritable don pour le marketing. Alors que la Scott Paper Company a commencé à produire du papier toilette sous le label Scott Tissue à partir de 1903, il insiste pour développer un portefeuille de marques de spécialiste, afin de proposer différents niveaux de gamme et couvrir ainsi tout le secteur. Un rouleau de mille feuilles blanches perforées se vend alors dix cents. En cinquante ans à peine, le prix de ce produit a donc déjà considérablement baissé : comparé au tout premier paquet vendu par Joseph C. Gayetty, le consommateur en acquiert deux fois plus pour une somme égale à 20 % de sa valeur de départ.

Pour développer ces marchés, la publicité adopte très tôt pour slogan une formule imagée imaginée par Arthur Scott : « Doux comme du vieux linge » (Soft as old linen). Ce message contribue à populariser cet article ménager, d’autant que la promotion choisit le canal sérieux des officines et de la presse traitant de la santé. Comme Gayetty en son temps, il s’agit de faire du papier toilette un produit médical, qui a son utilité dans la lutte préventive contre les fléaux que sont alors la dysenterie, la typhoïde et le choléra.

Portée par les progrès de l’industrialisation et une communication efficace, la Scott Paper Company devient vite le principal fournisseur mondial de papier hygiénique dans les années 1925. Le progrès est en marche…

[1] IRI, août 2018.
[2] Annonce publicitaire pour le premier papier toilette produit commercialement, imprimé en 1859. « The greatest necessity of the age ! Gayetty’s medicated paper for the water-closet. Read and learn what is in ordinary paper…»
[3] Improvement in wrapping-papers, United States Patent Office, letters patent n° 117 355, dépôt du 25 juillet 1871, par Seth Wheeler.
[4] Wrapping or toilet paper roll, United States Patent Office, letters patent n° 459 516, dépôt du 15 septembre 1891, par Seth Wheeler.
[5] Wrapping or toilet paper roll, United States Patent Office, letters patent n° 465 588, dépôt du 22 décembre 1891, par Seth Wheeler.
[6] The Greatest Missed Luxury, Catherine Thérèse Earley, 2010.

Bibliographie
Le grand livre du petit coin, Sabine Bourgey et Alain Schneider, édition Horay.
Histoire et bizarreries sociales des excréments – Des origines à nos jours, Martin Monestier, Le Cherche Midi Editeur.
Le livre (très sérieux) du caca – Le transit au-delà des tabous, Caroline Balma-Chaminadour, Jouvence Editions.

Claudine Penou, journaliste professionnelle, travaille depuis plus de 20 ans en presse écrite (professionnelle et grand public), développant en parallèle des activités dans l’édition et la communication. Depuis 10 ans, elle se consacre au secteur de la salle de bains, et plus spécifiquement au décryptage des tendances (fond et forme). Contact

Infos compémentaires sur cet article

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.