La salle de bains du château Laurens : un pur chef d’œuvre de l’Art nouveau

Après une décennie de travaux, le château Laurens a retrouvé sa splendeur, minutieusement restauré. Dans les appartements privés de cette demeure d’exception datant de l’extrême fin du XIXe siècle, la salle de bains est un joyau du style 1900 : faïences murales, pavement de mosaïques, vitrail, boiseries et mobilier… Son décor somptueux se visite à Agde, dans l’Hérault.

Le château Lorans vu de l'extérieur.Le château Laurens est une villa Art nouveau de 1 400 mètres carrés qui reflète le goût éclectique de son commanditaire, Emmanuel Laurens (1873-1959), dandy fortuné et grand voyageur, épris d’Orient. Tout en couleurs, cette demeure palatiale est érigée sur un îlot de verdure, le domaine de Belle-Isle, à Agde.

Sur cette vaste propriété d’une douzaine d’hectares, la colonnade de la façade principale toise le paysage, lui donnant des allures de temple antique (en photo ci-dessus, ©Jérôme Bosc). Idéalement nichée à la croisée des eaux entre l’Hérault, le canal du Midi et la Méditerranée, cette architecture palladienne ouvre sur un perron monumental et pas moins de sept terrasses, offrant des vues panoramiques sur la nature.

La débauche d’ornements d’un palais des mille et une nuits

Intérieur du château Lorans

Mais le vrai trésor de cette « folie » bâtie à partir de 1898 se révèle à l’intérieur : « chaque pièce est conçue comme un ensemble homogène où le décor et le mobilier affichent une continuité répondant au souvenir des voyages exotiques d’Emmanuel Laurens. » [1]
Pour cet esthète, l’architecte montpelliérain Jacques Février a imaginé une sorte de maison monde dans laquelle les influences lointaines se marient, dans un jeu unique et raffiné de styles, de matières et de formes.

Conçue comme un théâtre, cette habitation romanesque permet à Emmanuel Laurens de se mettre en scène au cours de fêtes costumées réunissant une pléiade de peintres, écrivains, musiciens et chanteurs lyriques autour de son épouse, la cantatrice Louise Blot (1881-1954).

Tel un rêve oriental gravé dans la pierre

Dans ce luxueux palais, le goût de ce riche propriétaire pour l’Art nouveau et le modernisme triomphant se mêle à des influences néo-grecques, tandis que l’opulence ornementale exprime sa passion pour l’égyptomanie et l’orientalisme. Du portique d’entrée orné de papyrus et de fleurs de lotus au grand vestibule (en photo ci-dessus, ©David Maugendre) qui dessert l’atrium menant aux espaces de réception, aux salons mauresques et de musique, au fumoir à la turque…, le décor est une parure. Se détachant sur des murs rouges dignes de Pompéi ou vert gazon, les motifs empruntés au répertoire oriental se marient avec des frises qui font la part belle à une nature stylisée : feuilles de vignes, fleurs de glycine, arums géants, citrons, hippocampes et abeilles célèbrent une explosion vie sous toutes ses formes.

Une salle de bains immédiatement montrée en exemple

Gravure du magazine Art & Décoration illustrant la salle de bains du château Lorans d'Agde.Les appartements privés n’ont rien à envier au faste des salles d’apparat. Disposant de l’eau courante, la salle de bains principale est d’emblée présentée comme un modèle dans les revues d’art décoratif de l’époque, les cabinets de toilette et de bain étant alors l’apanage des belles demeures bourgeoises (en photo ci-dessus, ©Jérôme Bosc).

A peine réalisée, cette pièce d’un peu plus de 9 m2 fait l’objet de trois prestigieuses publications, entre 1898 et 1903. Présentant ce luxueux projet dans les pages d’Art & Décoration [2], le critique d’art Maurice Guillemot en vient « à souhaiter que [l’]œuvre servît de leçon et d’exemple », encensant le travail du décorateur parisien Martial Eugène Simas (1862-1939) [3], qui a coordonné une équipe d’artistes et d’artisans de renom. Cet ensemble harmonieux, aujourd’hui sauvé et réhabilité, constitue l’un des rares exemples de pièce de bain Art nouveau à être conservé toujours in situ (en photo, ci-dessus, aquarelle extraite de la revue Art & Décoration, décembre 1903, conservée à la Bibliothèque nationale de France. Reproduction B. M.).

Un programme d’esprit symboliste

La baignoire du château Lorans, revêtue d'émaux de Briare, telle une piscine.En correspondance avec la position géographique de la villa, le thème de l’eau guide l’ensemble du programme iconographique, du sol au plafond. Œuvre du peintre-verrier Théophile Laumonnerie (1863-1924) qui n’est autre que le beau-frère de Simas, la verrière se déploie dans un camaïeu de vert et de bleu turquoise. En partie haute, un glacier commence à fondre sous les ardeurs d’un soleil cerné de plomb. Il se déverse progressivement vers le sol en un ruisseau « paré de nénuphars, d’arums, zébré de roseaux qui s’infiltre en une prairie égayée de graminées blanches et roses, enfin arrive à la piscine (la baignoire, cerclée de cuivre) tout en mosaïque d’émail où les fleurs du fond paraissent surnager parmi un scintillement de paillettes d’or. » [2]

Ce pavement en émaux de Briare (en photo ci-dessus, ©David Maugendre) est attribué au célèbre mosaïste Giandomenicho Facchina (1826-1903), qui s’est fait connaître en inventant une technique de pré-assemblage des tesselles, collées à l’envers sur un carton souple, qui en simplifie la pose en une seule fois, sur mortier frais.

L’utopie de l’Art dans Tout

Les murs de la salle de bains du château Lorans, avec leurs frises de baigneuses signées Alexandre Charpentier et les plantes aquatiques de Félix Aubert, en faïence de Sarreguemines.

Le sculpteur Alexandre Charpentier (1856-1909) et le peintre Félix Aubert ont imaginé les frises de baigneuses en ronde bosse (sculpture en plein relief, qui peut se voir de tous les côtés) et les plantes aquatiques qui animent les panneaux muraux, en faïence de Sarreguemines (en photo ci-contre, ©David Maugendre). Tous deux sont des figures du mouvement L’Art dans Tout qui, faisant la promotion d’un art domestique, a poussé les artistes à s’intéresser à l’aménagement intérieur, au mobilier et aux objets utilitaires.

Avant d’orner la salle de bains privée d’Emmanuel Laurens, leurs carreaux ont été exposés à la Galerie des artistes modernes, puis au Salon national des Beaux-Arts au printemps suivant, en 1897-1898. Il est probable que Laurens les ait choisis sur catalogue auprès de la manufacture alsacienne Utzschneider & Cie, « soumis par la maison de décoration Arnavielhe, déjà revendeur attitré à Montpellier de vases Gallé. L’entremise d’un installateur de salle de bains n’est pas non plus à exclure à la lecture d’un publi-reportage de l’entreprise parisienne de sanitaires Charles Blanc paru dans la Revue illustrée en août 1899 ou du catalogue des magasins L’Hygiène moderne. » [4]

Les boiseries de la salle de bains Art nouveau du château de Lorans à Agde.Typiquement Art nouveau, le meuble de toilette est le fruit d’une collaboration entre l’ébéniste Jacques Policard et la manufacture Utzschneider & Cie. Il était à l’origine équipé d’un broc basculant au-dessus d’une cuvette en faïence. Autour, des boiseries en aulne et sycomore habillent le mur, rehaussées de plaques en cuivre, peut-être choisi pour ses vertus antibactériennes tout autant que l’esthétique de sa finition (en photo ci-dessus ©David Maugendre). Symboliste, le programme décoratif a en effet pu servir des croyances ésotériques. Laurens, féru d’occultisme, a sans doute mené dans sa villa, et particulièrement ses pièces d’eau, une quête de spiritualité qui l’a conduit à vouer un « culte néo-cathare, celui rituel des rémissions des péchés pour la purification de son âme […] après le baptême de l’eau reçu par hydrothérapie ». [5]

A savoir : en avance sur son temps, cette immense bâtisse réalisée en béton armé (matériau nouveau qui autorise la multiplication des toit-terrasse) produisait sa propre électricité via une turbine hydroélectrique sur le fleuve Hérault, dont des vestiges subsistent. Assurant un confort exceptionnel pour l’époque, c’est une chaudière au bois qui alimentait les trois salles de bains, les radiateurs en fonte et le système de chauffage central au sol par air pulsé.

Infos pratiques
Le château Laurens se visite à la belle saison, sur réservation. Parc et jardin historique sont en accès libre (Chateaulaurens-agde.fr).

Photos
Office du tourisme Cap d’Agde Méditerranée (© David Maugendre et Jérôme Bosc).

Références
[1] Pierre-André Durand, préfet de la région Occitanie.
[2] Guillemot Maurice, Un cabinet de toilette, Art & Décoration n° 12, décembre 1903, p. 400.
[3] Auteur des décors de faïence d’établissements à la mode (La Cigale à Nantes, La brasserie Mollard à Paris) et ceux de la gare de Tours, il a également travaillé pour Le Figaro Illustré et réalisé des décors pour l’Opéra de Paris ou encore des publicités et panneaux pour la biscuiterie Lefèvre-Utile (aujourd’hui Lu).
[4] Bruno Montamat, La salle de bains Art nouveau du château Laurens à Agde (Hérault), In Situ. Revue des patrimoines, septembre 2023.
[5] « Outre la salle de bains persane, le château Laurens disposait de luxueux cabinets de toilettes, (disparus) dont une douche dernier cri au premier étage ainsi que, sur son toit, d’un collecteur d’eau de pluie, chauffée par le soleil. » Bruno Montamat, La villa Laurens, un château cathare à Agde autour de 1900, dans Carnet parodien d’histoire de l’art et d’archéologie, décembre 2019.

Claudine Penou, journaliste professionnelle, travaille depuis plus de 20 ans en presse écrite (professionnelle et grand public), développant en parallèle des activités dans l’édition et la communication. Depuis 10 ans, elle se consacre au secteur de la salle de bains, et plus spécifiquement au décryptage des tendances (fond et forme). Contact

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